Quand nos pratiques donnent sens au voyage ou quand le voyage donne sens à nos pratiques.

Un jeu de Tétris avec les valises, dans une vieille camionnette, des enfants à moitié endormis dans le silence de la rue, des fous rires étouffés, une excitation qui a empêché un vrai sommeil de s’installer. Le stress d’oublier quelque chose d’essentiel, et quand tout se passe bien, le départ…Départ dans la bonne humeur, souvent….ou parfois… motivés par l’envie de découvrir, de l’aventure, de vivre autre chose, et pour la plupart, de sortir des murs.

Parce qu’il s’agit bien de cela, quitter l’institution pour aller visiter un ‘ailleurs’, un ailleurs porteur de mille promesses, tant pour les jeunes que pour les éducateurs.

Mais avant ce départ vers de nouveaux horizons, il est juste de parler de la préparation de cette aventure, parfois parcours du combattant. S’assoir au volant et allumer le GPS, sourire à sa convoyeuse de collègue et se dire : nous y sommes presque dans un soupir de soulagement, mérite que l’on s’arrête sur cette phase organisationnelle. Car avant de mettre la clé dans la serrure, il faut le penser ce camp, et le commun des mortels à tendance à minimiser la phase ‘de la conception à la réalisation’, ne voyant que cet aspect fantasmé de l’éducateur bienheureux qui part en vacances…

Je ne peux, en écrivant mes expériences, parler au nom de tous mes collègues éducateurs, en effet, ce projet quel qu’il soit, est, à mon sens, au départ d’une envie personnelle, d’une idée, d’un objectif.

Je décrirai donc comment ma collègue, principale partenaire de mes folles idées, à moins que ce ne soit l’inverse, et moi-même, mettons du cadre à cette folie pour la rendre acceptable, et partageable avec nos jeunes bénéficiaires.

Je suis intimement persuadée que pour que ce projet aboutisse, il faut que le ‘couple’ éducateur, que l’association des deux personnalités et leur vision du métier soit en accord. Passer une semaine dans une étroite proximité avec les jeunes, sous-tend qu’il y ait un partage des tâches, des responsabilités, des rôles et une compréhension de la fatigue et des limites de l’autre.

Lorsque le parfait binôme (que j’ai la chance d’avoir trouvé) nous accompagne, tout est plus facile. Le plaisir que nous avons à travailler ensemble et à se retrouver amène une dimension de plaisir à ceux qui vont partager cette expérience avec nous.

Il y a plusieurs façons alors de penser un camp. Que ce soit en termes de culture, dans la découverte d’un autre pays, d’une autre langue, dans une idée sportive, de dépassement de soi, ou un camp qui permettra la rencontre avec les limites, il faut réfléchir à la personnalité du jeune qui y participera, et si nous n’avons pas la possibilité de faire un choix parce que les exigences institutionnelles sont ce qu’elles sont, il faudra alors penser à la manière d’adapter en fonction des différentes personnalités ou compétences de chacun, mais aussi de se dire que vivre de nouvelles expériences avec eux et au même titre qu’eux est porteur de sens.

L’envie de leur apporter pendant cette semaine l’illusion d’une famille est bien présente, famille symbolique entendons-nous, mais pour certains, la seule expérience qu’ils vivront d’un quotidien familial, car les murs de l’institution représentent tout ce qu’ils possèdent. Pour ces enfants institutionnalisés, quels repères d’une vie future, comment construire une famille sans avoir pu un jour goûter à un semblant de modèle, je vous l’accorde, idéalisé, sans les impératifs du quotidien scolaire, des temps rythmés par le tic-tac de leur lieu de vie, dans un contexte de vacances, mais tout de même…

Cette proximité permettra au lien de se tisser, de se nouer en fonction de l’objectif du camp, de montrer au jeune, qu’un éducateur est humain, et pas seulement le garant du cadre, l’éducateur pourra aussi s’autoriser à retrouver cette notion de plaisir et de partage bien souvent étouffée par les impératifs de la vie institutionnelle, de l’urgence qui caractérise notre métier mais aussi de la routine qui en découle.

C’est aussi se raccommoder avec les bons moments, il faut bien le dire, la relation n’est pas toujours facile, les crises sont fréquentes avec ces jeunes adolescents en rupture. Remettre du baume là où le bât blesse dans la relation, dans ce lien mis à rude épreuve de part et d’autre car il arrive qu’il s’effiloche au fil des conseils disciplinaires scolaires, au fil des rdv SPJ, au fil des recadrages, des programmes, et partir respirer un autre air autant pour le professionnel que pour le jeune est ressourçant et permet de se regarder à nouveau différemment avec plus de sérénité. Dans son livre ‘La quête de sens en éducation spécialisée, De l’observation à l’accompagnement’ Pierre NEGRE suggère que la relation éducative ne peut se développer par contrainte. Il nous rappelle que «  c’est l’absence de considération positive, le défaut de présence humaine qui ont suscité chez l’enfant frustrations et carences affectives. C’est une présence humaine qui est la seule voie possible pour une action réparatrice, et l’éducateur est, par excellence, l’agent de cette action. C’est dans-et-par ce regard positif qui lui est porté, que l’enfant changera l’appréciation négative qu’il se portait à lui-même et qu’il pourra s’ouvrir à une dynamique d’un échange interpersonnel libre et authentique et entreprendre le travail de dénouement de ses entraves intérieures[1]. » (NEGRE, 1999, p.81) J’ai l’intime conviction que vivre une expérience de camp contribue à cette rencontre plus authentique.

Etre ailleurs, sans ses repères, nous met, tant le jeune que l’éducateur dans une zone d’incertitude, voire d’insécurité. Ce processus permet alors à l’un et à l’autre de se rapprocher, de se faire confiance, car dans l’inconnu, nous retrouvons le connu de la relation, en oubliant pour un temps la difficulté vécue au quotidien qui finit par ternir nos images respectives. J’entends par là l’usure de l’éducateur face aux comportements difficiles et la lassitude du jeune face au travail de l’éducateur, sa personnalité, sa connaissance des dossiers. Nous nous redécouvrons sous un jour nouveau non parasité par nos histoires communes. C’est comme si chacun dans un univers différent laissait une chance à l’autre de prouver ses capacités autrement, en sautant d’un pont (punting) en escaladant une montagne dans une marche d’approche, ou encore en se créant des amitiés avec des jeunes , en vivant chez l’habitant et en prouvant qu’il est capable de respecter l’environnement, et l’éducateur de se laisser surprendre. « La non-directivité n’est pas dans l’absence du désir d’influencer mais dans la disponibilité à être influencé en retour »[2] (PAGES, in Rogers, 1995, c, 1968, p.12)

Certains éducateurs diront que c’est un leurre, que lorsqu’ils seront en autonomie, dans leur vie, ils ne pourront pas vivre à nouveau ces expériences faute de moyens. Ou que des projets comme ‘vent debout’ par exemple, ne sont pas le reflet de la réalité, car les plonger dans un contexte différent avec des limites naturelles comme l’eau, ou la culture, loin du monde et de ses connexions, loin de leurs problèmes personnels, leur ouvre une autre vision de la vie pour un temps, mais que le retour dans leur quotidien, quel qu’il soit, les ramène à une vérité différente difficile à contourner et les replonge dans un passé qui n’a pas changé.

C’est en effet une façon de se projeter dans la suite mais c’est sans compter sur l’éducateur qui croit, envers et contre tout qu’il peut changer le monde, l’éducateur qui a foi en la personne, qui espère , qui tente et qui décide qu’il faut compter sur la richesse de l’expérience, une expérience qui laisse des traces, qui forge, qui oblige parfois, à s’ouvrir à d’autres moyens de communiquer, de fonctionner. L’éducateur qui a choisi son métier parce qu’il a cette croyance en l’être humain, en sa capacité à s’adapter, à trouver ses propres ressources pour inventer sa vie, et que même s’il s’agit d’un épisode ponctuel, il laisse des traces, des traces qui font pousser des graines d’espoir, graines de courage ou graine de rêves. Semences au vent qui se déposeront dans un parcours de vie, prendront racine ou pas, seul l’individu décidera de les arroser pour qu’elles prennent place dans son jardin intérieur.

 

Dans son livre ‘L’invention du quotidien,’ Michel DE CERTEAU nous rappelle que « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner.[3] » (DE CERTEAU, 1990, p.36) D’une certaine manière, nous braconnons en volant des instants de souvenirs, des moments privilégiés à cette vie de jeunes destinée aux quatre murs de l’institution, au prochain centre, au prochain tribunal, c’est un peu comme si ces jeunes qui ne s’autorisent pas à vivre de belles choses, car il s’agit aussi de cela, pouvaient le temps d’une semaine goûter à ce qui leur semble interdit ou inaccessible.

 

J’avais commencé cet écrit avant de partir en camp de Toussaint. J’aimerais donc le terminer en relatant cette expérience vécue mais avec toute la retenue nécessaire au vu du manque de recul et de distance. Ma sous-directrice m’a suggérée une réflexion qui me fait sourire et qui ressemble tellement à la Bretagne que je me dois de la partager aujourd’hui. Lorsque l’on mange des huitres, m’explique-t-elle, il faut jeter la première eau, puis la deuxième, et enfin quand on arrive à la troisième, ce qui reste peut être dégusté. Un peu comme les formations que nous suivons qui génèrent chez nous de nombreuses idées, de nombreux projets, mais qu’il faut laisser reposer afin de trier. C’est un peu ce que j’essaie de faire depuis que je suis rentrée. Nous avons vécu une expérience inoubliable dans ce projet inédit d’échange culturel.

Cette expérience était riche de sens, elle nous a bouleversé dans nos pratiques, notre vision du métier, et n’a pas laissé indifférents les jeunes qui nous accompagnaient.

L’idée de départ est née à Schaltin aux estivales lorsque Hervé Clech qui était venu témoigner du projet de jeu Métis sur la thématique des écrans dans une dimension européenne, parle de la Bretagne et   nous propose de venir lors de notre prochain camp.

Quelques semaines plus tard nous en rediscutons et le projet prend corps. L’idée de faire se rencontrer des jeunes de l’IMP et des jeunes d’un ITEP était novatrice et nous laissait quelques inquiétudes, les mélanger n’allait-il pas créer des rivalités entre eux, cela rendrait-il la prise en charge plus compliquée ? Le fil rouge étant de travailler sur la thématique des écrans et de tester le jeu au niveau européen reste présent dans l’organisation du camp.

Nous réfléchissons à quels jeunes pouvaient être susceptibles d’adhérer au projet, mais la réalité de terrain et ses contraintes ne nous ont pas laissé le choix. Advienne que pourra, notre métier est fait d’adaptation. Une gigantesque adaptation pour moi car ma collègue et binôme à laquelle je fais allusion plus haut tombe malade. Des repères que nous avions installés depuis 9 ans sont à reconstruire avec un autre collègue. Les départs sont difficiles, chacun cherchant ses marques, sa manière de fonctionner au mieux, accordant nos personnalités sur le mode inconnu malgré nos habitudes de travail. Enfin la rencontre avec nos collègues Bretons, la découverte de leur fonctionnement, de leurs lieux de travail, de leurs infrastructures, la confrontation aux lois françaises/belges autour des prises en charge, du personnel, autour de l’usage de la cigarette, de l’alcool qui compliquent un peu les choses. Une de nos jeunes filles devient la vedette puisqu’elle a le droit de fumer chez nous, droit qu’elle n’aurait pas en France. Les jeunes s’interrogent, se comparent, remettent la loi en question, s’observent et s’adoptent.

La connivence s’installe, tant du côté des éducateurs que du côté du groupe de jeunes. Le maintien du cadre n’est pas facile, chacun voulant surenchérir devant son public, mais finalement le lien se crée et se stabilise.

Nos directeurs respectifs se retrouvent et partagent un repas avec nous en toute simplicité, autour du célèbre’ boulets à la liégeoise’ de mon collègue Laurent. La découverte du sirop de Liège est aussi surprenante pour les bretons que notre dégustation du kugn amman au beurre salé…Petites taquineries autour de nos pêches aux thon dont aucun breton n’a jamais entendu parlé, et promesse de faire gouter lors de leur accueil en Belgique. Mis à part quelques inquiétudes culinaires et quelques plaisanteries sur le vocabulaire de chacun, l’idée se fraie un chemin dans la tête des jeunes qu’ils vont faire aussi découvrir leur pays, et de poser les questions de : qu’allons-nous leur montrer ?

Chaque jour, le voile se lève grâce à nos amis sur un petit morceau de la Bretagne, nous découvrîmes au fil de la semaine, le Mont Saint-Michel, la ville de Saint-Malo, Dinar, la pêche en baie, la dégustation d’huîtres fraîches ou la visite guidée par Gilles Lamiré d’un trimaran ayant gagné la course du rhum.

En milieu de séjour, nous changeons de lieu, nous passons de Combourg à Betton, nous visitons deux start-up, découvrons la réalité amplifiée, l’envers du monde virtuel et jouons au jeu métis afin d’ouvrir le débat. Tout cela entrecoupé de match de foot inter-centre, une équipe d’éducateur contre une de jeunes, une semaine qui défile sans que nous puissions la maitriser, les enfants eux-mêmes n’en reviennent pas de devoir faire leurs valises pour rentrer.

Retour à la réalité pour tous, il nous reste les photos, le partage, les échanges d’adresses mails, de nos Facebook, et le challenge qui est posé de prendre soin d’eux comme ils ont pris soin de nous, de leur faire découvrir notre Belgique, notre institution pour que chacun soit égalitaire de souvenirs, à ranger pour les mauvais jours…

 

Nathalie Salaris

IMP Mes Petits

 

[1] NEGRE.P., La quête de sens en éducation spécialisée, de l’observation à l’accompagnement, L’Harmattan, Paris, 1999.

[2] CHABRIER.L., Psychologie clinique, Hachette supérieur, Paris, 2013, p.271. (tiré du livre)

[3] DE CERTEAU. M., L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.